LES CHAUSSURES, LA TULIPE ET CLOACA (ESSAI FREE-STYLE)
« Les voilà. Je commence. Quoi des
chaussures ? Quoi, des chaussures ? De qui sont les chaussures ?
De quoi sont-elles ? Et même qui sont elles ? Les voilà, les
questions, c’est tout. »
Jacques Derrida
La
vérité en peinture
Le meditare peut
commencer avec les questions les plus surprenantes, avec de la curiosité pour
les choses les plus étranges ou les plus familières. Évidement, il ne s’agit
pas de chaussures ou de tulipes, ni chez Derrida, ni chez Heideger, ni chez
moi. Les consignes de validation de ce cours sont assez claires : «saisir les
enjeux contemporains des conflits dans l’éducation et la formation,
spécialement entre les paradigmes de conversion et de métamorphose », mais, en
même temps, aussi obscures que des tulipe dans des chaussures. D’où le mot
« free-style ». On peut traiter la formation sous mille et un
aspects, mais comme tous les cours-chemins de ce semestre mènent vers ma recherche de mémoire (ma Rome), je
tenterais d’articuler la Bildung avec l’idée de se former en tant que créateur.
Il ne s’agit pas d’une formation de soi à travers la création (quoique, c’est
très important aussi) mais devenir créateur. Comment crée-t-on. Ou,
mieux : qu’est-ce que c’est être créateur de nos jours et comment se
forme-t-on. L’art de nos jours ? L’éducation esthétique de l’humanité
contemporaine ? Et si je prends l’éducation esthétique de l’homme,
la recherche de la vérité et… certaines œuvres d’art contemporain qui sont loin
de ces idées. Une esthétique nouvelle et
une vérité désagréable ? Quelle éducation nous donne l’esthétique
d’aujourd’hui ? Quelle est la vérité ? La question se formulera sur la route. La
création passe par des espaces psychiques, par des temps morts ou éclatés, par
autrui et par l’auto, par l’indicible. Je sais dès maintenant que trouver une
réponse est une illusion, mais il s’agit
aussi de fabriquer les briques d’une construction ultérieure.
Bildung. Pour le néophyte que je suis, je pense immédiatement
au verbe anglais « to build » : construire. Donc ici il
s’agirait de ça d’abord : construire un entendement de ce concept. Pour
construire quoi que ce soit, il faut avoir de fondements et ici, les bases se
situent dans une caverne. Je ne veux pas refaire le récit de la sortie de la
caverne vers la lumière du savoir aveuglant, mais je vais m’arrêter sur deux
mots : Paidéia et Aléthéia. Paidéia. Recherche
rapide sur wiktionary: ça vient d’"enfant", éducation, jeunesse,
instruction, même châtiment divin! Le mythe de la caverne est pris comme
allégorie de réel et de l'illusoire et aussi comme libération par l'éducation.
Passage? De l'enfance vers la sagesse même si ça implique la mort?
L'éducation est, pour Heidegger, changement, « revirement de l’homme en rapport avec
son transfert, du domaine de ce qui se présente d’abord à lui, dans un autre
domaine où l’étant lui-même apparaît et auquel l’homme s’habitue et s’adapte. »
(p. 443) Oui, passage, car "La vraie formation, au contraire (elle
ne consiste pas à verser de simples connaissances dans un âme déjà préparée),
saisit et transfigure l'âme elle-même, l'âme tout entière, en conduisant
d'abord l'homme au lieu de son essence et en l'y accoutumant" (Heidegger,
p. 135). Évidemment que cette traversée de l'obscur de l'ignorance vers la
lumière du savoir de la vérité est une transfiguration. Mais, il semble, que la
Paidéia, la formation n’est pas le point essentiel de l’allégorie, un passage
pouvant s’opérer dans les deux sens : de l’obscur vers la lumière et
vice-versa. Aléthéia - non voilement - traduit comme vérité est libération du
réel, le réel platonicien où "tout
ce qu'on peut immédiatement voir, entendre, saisir et calculer, n'est jamais
pour Platon qu'un reflet obscur des idées: une ombre, par conséquent." (Heidegger,
p. 438) Donc, la sortie de la caverne
"veut dire que pour l'homme deux possibilités. Il peut surmonter une
ignorance à peine ressentie, pour arriver là où l'étant se montre à lui sous un
jour plus essentiel: alors, dans les première temps, l'homme n'est pas adapté à
ce qui a pleine consistance d'être. Il peut aussi déchoir et quitter une
attitude accordée à un Savoir essentiel, pour échouer là où la réalité commune
est prépondérante, mais sans qu'il soit encore en état d'admettre comme réel ce
qui est courant et usuel dans cette région." (Heidegger, p. 440)
La question s’impose : quelle est la
vérité ? Et quelle vérité cherche-t-on en étant artiste ? Platon
inscrit dans une même catégorie les sophistes, considérés des mimetes, et le peintre, des mimetes des paroles. Son discours n’est
pas plus réel que la peinture ou l’action dramatique mimée sur la scène, le
sophiste, lui aussi produit des singeries illusoires de la réalité : des eidola legomena, images parlées. Comme
le sophiste, l’artiste est un charlatan, technicien de l’équivoque, virtuose de
l’illusion et artisan de la simulation. L’art d’imager le plus fidèlement
possible la réalité sensible est dangereux, quoique séduisant : dans sa
cité idéale, Platon, méfiant des phantasia
préfère renvoyer les poètes qui nous
font prendre pour réalité ce qui n’est qu’apparence et qui s’adresse aux
parties les plus basses de l’âme, centre des passions et des désirs, qui n’a
pas sa place dans un monde « intelligible » et idéel. L’art n’a plus
de valeur qu’une ombre ou un reflet et devrait être remplacé par la
philosophie qui est le seul chemin vers
la vérité. Mais, la création artistique qui ne puise pas dans la philosophie a
des racines sombres, dans la caverne des pulsions et reste toujours un
mystère non résolu. La psychanalyse offre une explication très poétique :
la sublimation, qui «évoque à la fois le
terme de sublime, employé notamment dans le domaine des beaux-arts pour
désigner une production suggérant la grandeur, l’élévation, et le terme de
sublimation utilisé en chimie pour désigner le procédé qui fait passer un corps
directement de l’état solide à l’état gazeux. » (Laplanche, Pontalis,
1967). Définition qui fait rêver par cette élévation de la matière vers un
niveau supérieur, flottant immatériellement dans un espace. Élevé depuis
l’enfer des pulsions dans un but non sexuel. Cette belle théorie est restée
quand même peu élaborée par Freud, mais c’est un point de départ pour se pencher
vers Anzieu et Green. Anzieu désigne la création comme une forme de
travail psychique - avec le deuil et le rêve ; les trois considérées
phases de crise « une régression à
des ressources inemployées qu’il ne faut pas se contenter d’entrevoir mais dont
il reste à se saisir et c’est la fabrication hâtive d’un nouvel équilibre, ou
c’est le dépassement créateur, ou, si la régression ne trouve que du vide,
c’est le risque d’une décompensation, d’un retrait de la vie, d’un refuge dans
la maladie, voire d’un consentement à la mort, psychique ou physique »
(Anzieu, p. 19).
Mais, le créateur, l’artiste, n’est pas
confronté seulement à ses propres et profonds sentiments et leur mise en œuvre.
L’artiste fait partie aussi d’une société, et l’art peut avoir des fonctions
autres que l’expression des sentiments ou la reproduction de la réalité
sensible. « Pendant des siècles
entiers les philosophes et les artistes se montrent empressés à immerger la
vérité et la beauté dans les profondeurs
de l’humanité commune : ils y sombrent ; mais la vérité et la beauté,
grâce à leur indestructible vitalité, luttent et remontent victorieusement à la
surface. » (Schiller, p. 108) Ainsi, Schiller donne une place au beau
dans une éducation esthétique et défend l’idée que l’art est au-dessus
l’utilitarisme et permet s’élever vers un état de la raison. État de la raison
– état de liberté permis par la connaissance.
Instrument d’émancipation aussi. (Moreau, p. 70)
Dans sa quête du Vrai et de l’Idéel, Platon nous
offre une vision défavorable de l’image et de l’art en général en la comparant
à une sorte de charlatanisme et ici, on dirait qu’il n’y a pas de place pour sa
Paidéia et surtout pas pour l’Aléthéia. Heidegger, qui traduit παιδεία par Bildung (« à
la fois impression d’un caractère et guidage reçu d’un modèle » p.
441) associe aussi la Αλήθεια aux chaussures de Van Gogh. On revient aux questions
de Derrida du début de cet essai découpé de sa vérité en peinture. La vérité,
est-elle dans ces chaussures ? Et la beauté, dans la tulipe ? Finalement,
oui, il peut y avoir de la vérité dans la beauté. Et la beauté adhérente, qui
peut être l’œuvre d’art, qui, « comme
telle met en œuvre la vérité comme dévoilement de l’être et de l’étant. »
(Collectif, p. 224)
En parlant d’illusion, copie et imitation Platon
nous montre la réalité de l’art de son temps : pas un art conçu au sens
moderne de création, mais un art de trompe-l’œil et qui a qu’une finalité
ornementale. Cette approche de l’art à des fins décoratifs, esthétiques et
utilitaires a prévalu dans la pensée occidentale quasiment jusqu'à l’époque
moderne. En parlant de notre réalité temporelle où l’art se débat entre
imitation, représentation et même dénégation et dénigrement de l’image où
peut-on situer l’influence de la philosophie de Platon ? Si l’art reprend
la pensée platonicienne des Idées et devient conceptuel, est-il plus
proche de l’idée de vérité ? L’art
d’aujourd’hui n’est plus une copie de copie, image de la chose
« sensible », elle prétend être l’idée de la chose. Son outil
privilégié est le langage « comme un moyen de critiquer
l’illusionnisme et de penser l’art dans le champ des sciences humaines, ceux
qui se réclament de l’art narratif l’utilisent pour camper entre vérité et
mensonge sur la crête en trompe-l’œil de la fiction. » (l’ABCdaire de
l’Art contemporain, p. X). L’artiste qui illustre parfaitement cette conception
d’Idée idéale et langage comme instrument
est Joseph Kosuth avec son œuvre
« One and three chairs » (1965) qui reprend à sa manière
l’exemple du lit : une vraie chaise, la photographie (image) d’une chaise
et la définition écrite de la chaise (l’idée) et tente démontrer l’idée de
« Art as idea as idea », l’art
comme idée en tant qu’idée.
Quand l’art est idée, l’exécution et l’accomplissement physique de
l’œuvre sont sans importance, l’idée est l’origine et le but, l’œuvre ne doit
pas renvoyer à la réalité externe ni à la subjectivité de l’artiste, l’objet
est un moyen, pas une finalité. La prévalence actuelle de la parole, l’idée et
le sens sur l’image a mené certains artistes à « réaliser » des
œuvres attachées à la pensée
platonicienne de l’art. En 1958, Yves Klein expose « Le Vide », qui
tente d’aller au-delà des paroles et des choses et chercher l’immatérialité de
l’idée ou Piero Manzoni qui a désigné plusieurs personnes comme œuvres d’art
vivantes, dont Umberto Eco. Le mimetes est devenu démiurge qui peut désigner ou
nommer comme art n’importe quel objet ou action.
Comment
passe-t-on du discrédit platonicien à l’interdit iconoclaste, à la reproduction
fidèle de la nature Renaissance ou Classique, à la peinture des impressions et
aboutit-on à un « Vide » comme une nouvelle quête du Vrai, de l’Idée et de la Vérité ?
L’analyse de la notion d’image chez Platon et les conséquences de sa
philosophie pour l’art, les représentations et le statut de l’artiste en
général tout au long de l’histoire nous amène à questionner l’art contemporain
et son va-et-vient entre être et non-être. Je me demande si nous ne sommes pas
revenus à ce que Platon critiquait fortement : au sophisme. En
abandonnant les images nous ferions place aux images parlées, eidola legomena qui renvoient à des
tromperies plus fausses que les images.
Mais en revenant à notre réalité où le terme
« spectral » semble des plus appropriés, on a, d’une part, une
« carte blanche » et d’une autre une machine des plus intéressantes. Le
monde actuel de l’art offre une infinité d’œuvres qui sont capables de réfuter
ou de valider n’importe quelle théorie ou hypothèse sur le Beau, sur la Vérité
ou sur l’éducation esthétique de nos jours. Et leur validité aussi. L’art est
considéré en déclin depuis l’époque de Marx et souffrirait la même
aliénation que toutes les autres
activités humaines « La religion, la
famille, l’État, le droit la morale, la science, l’art, etc. ne sont que des
modes particulières de la production et tombent sous sa loi générale. »
(Manuscrits de 1844, in Chalumeau, p. 99) Maintenant, l’art, est-il aliénant,
aliéné, émancipé ou émancipateur ? L’art quand même éduque et même si on a
toujours nos beaux tableaux et sculptures, il y a aussi l’art contemporain des
grands musées et financé par l’État. Je vais présenter deux études de cas - la
sélection a été très subjective.
Cas
1.
Tino Sehgal. L’idée, qui n’est plus accompagnée
de rien. La carte blanche lui offerte par le Palais de Tokyo du 12/10/2016 au
18/12/2016 devient presque une tabula
rasa, elle aussi menée à l’extrême : rien doit s’y inscrire. Donc,
13.000 mètres carrés où il n’y a rien.
Absolument rien. L’objet d’art n’existe plus. Et, d’ailleurs, on n’a même pas
le droit de prendre des photos ou des vidéos de ce rien. Bon, l’artiste est là
et il interagit avec le public. « Ce
qui rend la chose encore plus compliquée, c'est sans doute la présence
d'humains. Ils sont semblables à nous, mais ils sont œuvres, et nous ne le
sommes pas. Si j'ai songé à aller leur parler, je n'ai pas réussi. Nous avons à
leur égard la même révérence que pour les objets d'art. Leur parler serait
aussi absurde que de s'adresser à une odalisque d'Ingres au musée d'Orsay.
Ainsi, les artistes jouent avec les frontières de l'œuvre, de la même manière
que la fuite d'eau aurait pu n'être qu'une fuite d'eau, dans le dédale
souterrain du Palais de Tokyo, un non-événement, voire un désagrément. Eh bien
non, cette fuite est art, et en tant qu'art, nous la respectons. »[1] Le
même article qualifie l’exposition de « Platon sous kétamine » pour ne pas utiliser un autre mot qui viole
littéralement le monde des idées. Dans un sens, ce rien est quand même plein de
contenu.
Cas 2.
Du rien vers une des
machines les plus compliquées. Un exploit scientifique, d’ailleurs… La Cloaca. Wim
Delvoye, en 2000 fait sa première
machine à caca et jusqu’à maintenant il y a huit versions : Original,
Improved, Turbo, Quattro, N°5[2],
Personnal, Super Mini, Travel Kit, Professional et Faeces. Cette machine
construite en étroite collaboration avec des scientifiques reproduit le système
digestif humain, est alimentée avec de la vraie nourriture et produit des
excréments vendus à mile dollars. En 2003, à Lyon, la machine a consommé les
plats des meilleurs chefs étoilés[3]. « Cloaca, selon son créateur même, a été conçue pour
être inutile, nuisible au besoin, coûter très cher et rapporter
beaucoup : « J'ai d'abord eu l'idée de faire une machine nulle,
seule, avant de concevoir une machine à faire du
caca » et « j'ai cherché un truc compliqué, difficile à
faire, et cher, et qui ne mène à rien » »[4]
Ces deux illustrations questionnent la
contemporanéité sous tous ses aspects et on se demande si « la vérité et la beauté, grâce à leur indestructible vitalité,
luttent et remontent victorieusement à la surface. » (Schiller, p.
108) Ou, peut être, la vérité et la beauté ont pris une autre forme ? Ou,
la vérité était toujours celle-ci, c’est juste que l’humain voulait élever sa
nature si… machine à caca… vers des dimensions beaucoup plus élevées. Vers la Beauté et vers la Vérité. En
tant qu’artiste peintre moi-même, je crois que le commentaire s’impose :
j’admire ces deux œuvres et leurs auteurs. Mais, il y a aussi une
question : que effet ont-elles sur le public, surtout sur le jeune ?
Et il ne faut pas oublier de considérer qu’avec ces deux œuvres d’art on
questionne aussi le rôle de l’État dans ce genre d’esthétique. En effet, l’art
contemporain est nommé aussi le « finantial art » parrainé et
supporté par le ministère de la culture (l’État). Donc, on se sépare de Platon,
de l’interprétation faite à ses écrits, de l’« Art as idea as idea » pour arriver à une
politisation du vrai et du beau. On est plein dedans le partage du sensible.
Mais revenons vers Schiller et son Éducation
esthétique : pour lui il y a des artistes et des artistes. Il en a qui
créent une illusion et d’autres « l’artiste
en pédagogie et en politique qui fait de l’homme à la fois sa matière et sa
fin » (p. 86). L’artiste en pédagogie fait penser immédiatement aux
professeurs des écoles de Beaux-Arts, mais
nous sommes dans un autre domaine. Dans le domaine de l’art actuel où
l’artiste le plus vu est pédagogue malgré lui et homme d’état aussi (volens
nolens ou… volens tout court ?). Mes deux artistes, institués par le musée
et comme hommes d’État devraient «s’approcher
de sa matière avec une déférence tout autre que celle dont l’artiste fait
montre à l’égard de la sienne ; ce n’est pas seulement subjectivement et
pour un effet d’illusion sensible, c’est objectivement et par souci de l’être
intérieur qu’il doit ménager sa particularité spécifique et sa
personnalité » (Schiller, p. 86) Être matière et fin de l’œuvre
d’art. Être sujet et objet. Pour Tino Sehgal, l’objet, l’humain-œuvre est
matière à travailler, qui travaille et est le sujet-spectateur. La fin et la
matière sont le sujet. Wim Delvoye, peut-être ne va pas si loin mais sa
métaphore sur l’humain est très éloquente. D’une part, l’humain est pris à ce
qu’il est : une machine biologique. Un tuyau qui fonctionne dans sa mécanique
parfaite, belle dans sa nature, sans une autre fin que celle d’être. De l’autre
part, c’est aussi une métaphore sur comment fonctionne le monde au niveau
informationnel. Des belles choses pénètrent les esprits, mais un esprit non éduqué produit… ce que produit
Cloaca. Ou, le consomme comme
marchandise. « Un
truc compliqué, difficile à faire, et cher, et qui ne mène à rien » sauf
vers une confrontation avec la réalité qu’on refuse voir. « L’art, comme la science, est affranchi de toutes les contraintes
positives et de toutes les conventions introduites par les hommes ; l’un
et l’autre jouissent d’une immunité absolue à l’égard de l’arbitraire humain.
Le législateur politique peut interdire leur domaine ; il ne peut y régner.
Il peut proscrire l’ami de la vérité ; la vérité demeure. Il peut humilier
l’artiste ; il ne peut adultérer l’art. » (Schiller, p. 108) Dans
ce cas, il y bel et bien adultération. L’œuvre se veut être une critique
et dénonce le système, mais tout en fonctionnant à son intérieur.
Donc, l’œuvre d’art a toujours existé au-delà
de la beauté, de l’esthétique. Elle est inscrite aussi dans l’histoire et
utilisé à certains fins. Éclairer l’analphabète médiéval sur les feux de
l’enfer, montrer la révolution aux futurs adeptes. L’art a été aussi instrument
des régimes totalitaires comme « le
seul art politique efficace et convaincant » (Baqué, p. 10),
injonctif, prescriptif, enthousiaste, lisible, illustratif. L’art est politique
qu’on le veuille ou non. Il a un pouvoir de transmission et
d’interrogation. Et de formation.
Exemple : dans le cours « Approches multiréférentielle des situations
éducatives », Lesourd évoque la « pratique formatrice muséale et
histoire de vie » où le « musée
favorise l’autonomie du regard » (Coppey, p. 78 in Lesourd, p.4) avec
de la réappropriation de la mémoire, curiosité « de savoirs jusque-là mis de côté car appartenant à la culture
savante » (Lesourd, p. 4).
Alors, imaginons-nous ce groupe d’élèves venant des milieux défavorisés
devant « Cloaca » : pourront-ils voir la métaphore ou seulement la
plaisanterie ? Cet art prend un peu trop de responsabilités. L’art formatif entre dans une catégorie du
partage du sensible et même si on est loin de régimes totalitaires où l’art enseigne
et illustre directement (il est conçu pour ça), l’art a sa « teneur en
vérité » et les images ont aussi « leur
destination : des usages auxquelles elles servent et des effets qu’elles
induisent ». (Rancière, p.27) L’art de nos jours s‘inscrit dans une
politique et lui sert tout en (s)’aliénant.
Cela
m’envoie directement vers la réification et l’aliénation. Concept assez flou
d’ailleurs, la réification, mais si on le prend dans son sens primitif de
« chosification », dans le monde de la création artistique… c’est un
peu ça : le talent, l’expérience, la vision, le travail, l’inspiration de
l’artiste peintre devient objet. Pire : objet de consommation. Donc il y a tout un processus si sublime qui se
réifie ! Mais, il y a aussi une réification à travers cet objet (d’art)
puisqu’il est instrument de transmission et d’éducation. Selon Lukacs dans
Tertulian il y a une « vocation
désalinéante de l’activité esthétique » et « c’est en interrogeant la spécificité de l’activité esthétique
dans son grand traité d’Esthétique que Lukacs a été amené à faire valoir la
vocation de l’art à dissoudre les « fétiches » qui figent la
conscience au niveau de la praxis quotidienne : la mission déréfiante et
désaliénante de l’art s’exprimerait dans le fait que « les sens deviennent
(…) dans leur praxis des théoriciens » selon la formule du jeune Marx, en
s’émancipant de l’assujettissement aliénant au principe de l’avoir (das Haben)
au nom de l’épanouissement du principe de l’être (das Sein). »[5] Est-ce
que cet appareil/œuvre d’art réifie ? Aliène ? Le sujet, l’homme est
réifié directement puisque présenté dans toute sa « splendeur »
naturelle, un tuyau, quoi. Mais il y a une réification du tiers qui est supposé
d’être émancipé, désaliéné. Ou il n’y a pas. Mais il y a capitalisme, la
marchandise, les biens échangeables, vendables, l’État bureaucratique, la
société bourgeoise, etc. Le fait d’acheter un bout d’excrément dument emballé
et étiqueté à mille dollars, me réifie ? M’aliène ? Ou aliène l’art
en général ?
Qu’est-ce que je peux conclure de cette
course que je viens de faire à travers les siècles, les auteurs et quelques
œuvres ? Rien. C’est un sujet à approfondir et cette « Cloaca »
mérite une thèse qui la décortiquera sous tous ses aspects sociologiques,
philosophiques, esthétiques. On vit, apparemment, une décadence de l’art due au
capitalisme (Mavrakis) et il y a bel et bien aliénation et émancipation en même
temps. Au point de croire que les deux n’existent plus. Je ne sais pas si c’est
mieux de chasser les « poètes » car charlatans ou, au contraire, leur
prêter plus d’attention. Car il y a toujours de la vérité dans l’œuvre d’art.
Le trajet a fini par me mener vers l’aliénation et l’émancipation et, je dois
l’avouer, j’aurais préféré arriver au beau tout simplement. Le beau sans
concept, le contemplatif, celui du non-savoir - comme le dit Bataille : "Je
demeure dans l'intolérable non-savoir, qui n'a d'autre issue que l'extase
elle-même" (p. 25) Sans fin. Derrida dialogue avec Kant sur
la définition du Beau en lui donnant une sans-fin et un sans-concept. La beauté
pure est la beauté sauvage, non altérée par le concept, qui n’a pas de but, ni
de fin. « « Finalité sans fin », la locution est aussi fanée que
« plaisir désintéressé », elle n’en reste pas moins énigmatique. Elle
semble vouloir dire ceci : tout dans la tulipe, dans sa forme, semble
organisé en vue d’une fin. Tout y semble finalisé, comme pour répondre à un
dessein (…), et pourtant à cette visée d’un but, le bout manque. L’expérience
de ce manque absolu de bout viendrait à
provoquer le sentiment du beau, son « plaisir désintéressé ». »
(p. 97) Si l’art, ou au moins certaines de ses formes ne s’appuient que sur la
beauté (qui sauvera le monde ou le métamorphosera, au moins), l’art ne
servirait à rien. Mais, plus loin, « Sans
finalité, pas de beauté. Mais non davantage si une fin devait déterminer cette
beauté » (Derrida, p. 99) Est-ce que la Cloaca est belle ? Il
faudrait, d’abord, déterminer ce que c’est la beauté, mais, dans un sens, oui,
c’est un bel appareil qui embrasse l’esthétique de son siècle – tuyaux et
vases. On préfèrerait – ou pas – avoir des tulipes dans les vases ou des tuyaux,
de la beauté pure, celle du non-savoir. « Il n’existe pas de science du beau,
mais seulement une critique du beau » (Kant, §44, Des beaux-arts. In
Derrida, p.102) On peut beau jouer en juges du beau, mais finalement c’est la
vérité qu’importe. Et le regard contemplatif sur l’art c’est métamorphosé en
une sorte d’effort cognitif.
En plus, il ne faut pas oublier que c’est un
artiste qui écrit ici. Un peintre pour qui c’est la sensation, la praxis et
l’expérience qui comptent le plus : "La différence entre
expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans
l'expérience, l'énoncé n'est rien, sinon un moyen et même, autant qu'un moyen,
un obstacle; ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent." (Bataille
p. 25)
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(30 décembre 2016)
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https://www.facebook.com/nicole.esterolle/posts/868498213280562
(publié le 12 octobre 2016)
· Nicolas Tertulian, « Aliénation
et désaliénation : une confrontation Lukács- Heidegger », Actuel Marx 2006/1
(n° 39), p. 29-53.
DOI 10.3917/amx.039.0029
· Christian Lazzeri, « Réification
et reconnaissance. Une discussion avec Axel Honneth
· », Revue du MAUSS 2011/2
(n° 38), p. 259-285.
DOI 10.3917/rdm.038.0259
· Stéphane Haber, « Réification et
inauthenticité », Philosophique [En ligne], 9 | 2006, mis en ligne le 06
avril 2012, consulté le 06 janvier 2017. URL :
http://philosophique.revues.org/107 ;; DOI : 10.4000/philosophique.107
[2] Comme tous ces titres qui rappellent les logotypes de
certaines grandes marques, la Cloaca N° 5 révèle d’un sens de l’humour qui en parle beaucoup.
[5] Nicolas Tertulian, « Aliénation et désaliénation : une
confrontation Lukács- Heidegger », Actuel Marx 2006/1 (n° 39), p.
29-53.
DOI 10.3917/amx.039.0029
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