LES CHAUSSURES, LA TULIPE ET CLOACA (ESSAI FREE-STYLE)

« Les voilà. Je commence. Quoi des chaussures ? Quoi, des chaussures ? De qui sont les chaussures ? De quoi sont-elles ? Et même qui sont elles ? Les voilà, les questions, c’est tout. »
 Jacques Derrida
La vérité en peinture

Le meditare peut commencer avec les questions les plus surprenantes, avec de la curiosité pour les choses les plus étranges ou les plus familières. Évidement, il ne s’agit pas de chaussures ou de tulipes, ni chez Derrida, ni chez Heideger, ni chez moi. Les consignes de validation de ce cours sont assez claires : «saisir les enjeux contemporains des conflits dans l’éducation et la formation, spécialement entre les paradigmes de conversion et de métamorphose », mais, en même temps, aussi obscures que des tulipe dans des chaussures. D’où le mot « free-style ». On peut traiter la formation sous mille et un aspects, mais comme tous les cours-chemins de ce semestre mènent  vers ma recherche de mémoire (ma Rome), je tenterais d’articuler la Bildung avec l’idée de se former en tant que créateur. Il ne s’agit pas d’une formation de soi à travers la création (quoique, c’est très important aussi) mais devenir créateur. Comment crée-t-on. Ou, mieux : qu’est-ce que c’est être créateur de nos jours et comment se forme-t-on. L’art de nos jours ? L’éducation esthétique de l’humanité contemporaine ? Et si je prends l’éducation esthétique de l’homme, la recherche de la vérité et… certaines œuvres d’art contemporain qui sont loin de ces idées.  Une esthétique nouvelle et une vérité désagréable ? Quelle éducation nous donne l’esthétique d’aujourd’hui ? Quelle est la vérité ? La question se formulera sur la route. La création passe par des espaces psychiques, par des temps morts ou éclatés, par autrui et par l’auto, par l’indicible. Je sais dès maintenant que trouver une réponse est une illusion, mais  il s’agit aussi de fabriquer les briques d’une construction ultérieure.
Bildung. Pour le néophyte que je suis, je pense immédiatement au verbe anglais « to build » : construire. Donc ici il s’agirait de ça d’abord : construire un entendement de ce concept. Pour construire quoi que ce soit, il faut avoir de fondements et ici, les bases se situent dans une caverne. Je ne veux pas refaire le récit de la sortie de la caverne vers la lumière du savoir aveuglant, mais je vais m’arrêter sur deux mots : Paidéia et Aléthéia. Paidéia. Recherche rapide sur wiktionary: ça vient d’"enfant", éducation, jeunesse, instruction, même châtiment divin! Le mythe de la caverne est pris comme allégorie de réel et de l'illusoire et aussi comme libération par l'éducation. Passage? De l'enfance vers la sagesse même si ça implique la mort?
L'éducation est, pour Heidegger, changement, « revirement de l’homme en rapport avec son transfert, du domaine de ce qui se présente d’abord à lui, dans un autre domaine où l’étant lui-même apparaît et auquel l’homme s’habitue et s’adapte. » (p. 443) Oui, passage, car "La vraie formation, au contraire (elle ne consiste pas à verser de simples connaissances dans un âme déjà préparée), saisit et transfigure l'âme elle-même, l'âme tout entière, en conduisant d'abord l'homme au lieu de son essence et en l'y accoutumant" (Heidegger, p. 135). Évidemment que cette traversée de l'obscur de l'ignorance vers la lumière du savoir de la vérité est une transfiguration. Mais, il semble, que la Paidéia, la formation n’est pas le point essentiel de l’allégorie, un passage pouvant s’opérer dans les deux sens : de l’obscur vers la lumière et vice-versa. Aléthéia - non voilement - traduit comme vérité est libération du réel, le réel platonicien où "tout ce qu'on peut immédiatement voir, entendre, saisir et calculer, n'est jamais pour Platon qu'un reflet obscur des idées: une ombre, par conséquent." (Heidegger, p. 438) Donc, la sortie de la caverne "veut dire que pour l'homme deux possibilités. Il peut surmonter une ignorance à peine ressentie, pour arriver là où l'étant se montre à lui sous un jour plus essentiel: alors, dans les première temps, l'homme n'est pas adapté à ce qui a pleine consistance d'être. Il peut aussi déchoir et quitter une attitude accordée à un Savoir essentiel, pour échouer là où la réalité commune est prépondérante, mais sans qu'il soit encore en état d'admettre comme réel ce qui est courant et usuel dans cette région."  (Heidegger, p. 440)
La question s’impose : quelle est la vérité ? Et quelle vérité cherche-t-on en étant artiste ? Platon inscrit dans une même catégorie les sophistes, considérés des mimetes, et le peintre, des mimetes des paroles. Son discours n’est pas plus réel que la peinture ou l’action dramatique mimée sur la scène, le sophiste, lui aussi produit des singeries illusoires de la réalité : des eidola legomena, images parlées. Comme le sophiste, l’artiste est un charlatan, technicien de l’équivoque, virtuose de l’illusion et artisan de la simulation. L’art d’imager le plus fidèlement possible la réalité sensible est dangereux, quoique séduisant : dans sa cité idéale, Platon, méfiant des phantasia préfère renvoyer  les poètes qui nous font prendre pour réalité ce qui n’est qu’apparence et qui s’adresse aux parties les plus basses de l’âme, centre des passions et des désirs, qui n’a pas sa place dans un monde « intelligible » et idéel. L’art n’a plus de valeur qu’une ombre ou un reflet et devrait être remplacé par la philosophie  qui est le seul chemin vers la vérité. Mais, la création artistique qui ne puise pas dans la philosophie a des racines sombres, dans la caverne des pulsions et reste toujours un mystère non résolu. La psychanalyse offre une explication très poétique : la sublimation, qui «évoque à la fois le terme de sublime, employé notamment dans le domaine des beaux-arts pour désigner une production suggérant la grandeur, l’élévation, et le terme de sublimation utilisé en chimie pour désigner le procédé qui fait passer un corps directement de l’état solide à l’état gazeux. » (Laplanche, Pontalis, 1967). Définition qui fait rêver par cette élévation de la matière vers un niveau supérieur, flottant immatériellement dans un espace. Élevé depuis l’enfer des pulsions dans un but non sexuel. Cette belle théorie est restée quand même peu élaborée par Freud, mais c’est un point de départ pour se pencher vers Anzieu et Green.  Anzieu  désigne la création comme une forme de travail psychique - avec le deuil et le rêve ; les trois considérées phases de crise « une régression à des ressources inemployées qu’il ne faut pas se contenter d’entrevoir mais dont il reste à se saisir et c’est la fabrication hâtive d’un nouvel équilibre, ou c’est le dépassement créateur, ou, si la régression ne trouve que du vide, c’est le risque d’une décompensation, d’un retrait de la vie, d’un refuge dans la maladie, voire d’un consentement à la mort, psychique ou physique » (Anzieu, p. 19).
Mais, le créateur, l’artiste, n’est pas confronté seulement à ses propres et profonds sentiments et leur mise en œuvre. L’artiste fait partie aussi d’une société, et l’art peut avoir des fonctions autres que l’expression des sentiments ou la reproduction de la réalité sensible. « Pendant des siècles entiers les philosophes et les artistes se montrent empressés à immerger la vérité et la beauté dans  les profondeurs de l’humanité commune : ils y sombrent ; mais la vérité et la beauté, grâce à leur indestructible vitalité, luttent et remontent victorieusement à la surface. » (Schiller, p. 108) Ainsi, Schiller donne une place au beau dans une éducation esthétique et défend l’idée que l’art est au-dessus l’utilitarisme et permet s’élever vers un état de la raison. État de la raison – état de liberté permis par la connaissance.  Instrument d’émancipation aussi. (Moreau, p. 70)
Dans sa quête du Vrai et de l’Idéel, Platon nous offre une vision défavorable de l’image et de l’art en général en la comparant à une sorte de charlatanisme et ici, on dirait qu’il n’y a pas de place pour sa Paidéia et surtout pas pour l’Aléthéia. Heidegger, qui traduit παιδεία par Bildung (« à la fois impression d’un caractère et guidage reçu d’un modèle » p. 441) associe aussi la Αλήθεια aux chaussures de Van Gogh. On revient aux questions de Derrida du début de cet essai découpé de sa vérité en peinture. La vérité, est-elle dans ces chaussures ? Et la beauté, dans la tulipe ? Finalement, oui, il peut y avoir de la vérité dans la beauté. Et la beauté adhérente, qui peut être l’œuvre d’art, qui, « comme telle met en œuvre la vérité comme dévoilement de l’être et de l’étant. » (Collectif, p. 224)
En parlant d’illusion, copie et imitation Platon nous montre la réalité de l’art de son temps : pas un art conçu au sens moderne de création, mais un art de trompe-l’œil et qui a qu’une finalité ornementale. Cette approche de l’art à des fins décoratifs, esthétiques et utilitaires a prévalu dans la pensée occidentale quasiment jusqu'à l’époque moderne. En parlant de notre réalité temporelle où l’art se débat entre imitation, représentation et même dénégation et dénigrement de l’image où peut-on situer l’influence de la philosophie de Platon ? Si l’art reprend la pensée platonicienne des Idées et devient conceptuel, est-il plus proche de l’idée de vérité ?  L’art d’aujourd’hui n’est plus une copie de copie, image de la chose « sensible », elle prétend être l’idée de la chose. Son outil privilégié est le langage  « comme un moyen de critiquer l’illusionnisme et de penser l’art dans le champ des sciences humaines, ceux qui se réclament de l’art narratif l’utilisent pour camper entre vérité et mensonge sur la crête en trompe-l’œil de la fiction. » (l’ABCdaire de l’Art contemporain, p. X). L’artiste qui illustre parfaitement cette conception d’Idée idéale et langage comme instrument  est Joseph Kosuth avec son œuvre  « One and three chairs » (1965) qui reprend à sa manière l’exemple du lit : une vraie chaise, la photographie (image) d’une chaise et la définition écrite de la chaise (l’idée) et tente démontrer l’idée de « Art as  idea as idea », l’art comme idée en tant qu’idée.
Quand l’art est idée,  l’exécution et l’accomplissement physique de l’œuvre sont sans importance, l’idée est l’origine et le but, l’œuvre ne doit pas renvoyer à la réalité externe ni à la subjectivité de l’artiste, l’objet est un moyen, pas une finalité. La prévalence actuelle de la parole, l’idée et le sens sur l’image a mené certains artistes à « réaliser » des œuvres  attachées à la pensée platonicienne de l’art. En 1958, Yves Klein expose « Le Vide », qui tente d’aller au-delà des paroles et des choses et chercher l’immatérialité de l’idée ou Piero Manzoni qui a désigné plusieurs personnes comme œuvres d’art vivantes, dont Umberto Eco. Le mimetes  est devenu démiurge qui peut désigner ou nommer comme art n’importe quel objet ou action.
 Comment passe-t-on du discrédit platonicien à l’interdit iconoclaste, à la reproduction fidèle de la nature Renaissance ou Classique, à la peinture des impressions et aboutit-on à un « Vide » comme une nouvelle quête  du Vrai, de l’Idée et de la Vérité ? L’analyse de la notion d’image chez Platon et les conséquences de sa philosophie pour l’art, les représentations et le statut de l’artiste en général tout au long de l’histoire nous amène à questionner l’art contemporain et son va-et-vient entre être et non-être. Je me demande si nous ne sommes pas revenus à ce que Platon critiquait fortement : au sophisme.  En abandonnant les images nous ferions place aux images parlées, eidola legomena qui renvoient à des tromperies plus fausses que les images.
Mais en revenant à notre réalité où le terme « spectral » semble des plus appropriés, on a, d’une part, une « carte blanche » et d’une autre une machine des plus intéressantes. Le monde actuel de l’art offre une infinité d’œuvres qui sont capables de réfuter ou de valider n’importe quelle théorie ou hypothèse sur le Beau, sur la Vérité ou sur l’éducation esthétique de nos jours. Et leur validité aussi. L’art est considéré en déclin depuis l’époque de Marx et souffrirait la même aliénation  que toutes les autres activités humaines « La religion, la famille, l’État, le droit la morale, la science, l’art, etc. ne sont que des modes particulières de la production et tombent sous sa loi générale. » (Manuscrits de 1844, in Chalumeau, p. 99) Maintenant, l’art, est-il aliénant, aliéné, émancipé ou émancipateur ? L’art quand même éduque et même si on a toujours nos beaux tableaux et sculptures, il y a aussi l’art contemporain des grands musées et financé par l’État. Je vais présenter deux études de cas - la sélection a été très subjective.
Cas 1.
Tino Sehgal. L’idée, qui n’est plus accompagnée de rien. La carte blanche lui offerte par le Palais de Tokyo du 12/10/2016 au 18/12/2016 devient presque une tabula rasa, elle aussi menée à l’extrême : rien doit s’y inscrire. Donc, 13.000 mètres carrés  où il n’y a rien. Absolument rien. L’objet d’art n’existe plus. Et, d’ailleurs, on n’a même pas le droit de prendre des photos ou des vidéos de ce rien. Bon, l’artiste est là et il interagit avec le public. « Ce qui rend la chose encore plus compliquée, c'est sans doute la présence d'humains. Ils sont semblables à nous, mais ils sont œuvres, et nous ne le sommes pas. Si j'ai songé à aller leur parler, je n'ai pas réussi. Nous avons à leur égard la même révérence que pour les objets d'art. Leur parler serait aussi absurde que de s'adresser à une odalisque d'Ingres au musée d'Orsay. Ainsi, les artistes jouent avec les frontières de l'œuvre, de la même manière que la fuite d'eau aurait pu n'être qu'une fuite d'eau, dans le dédale souterrain du Palais de Tokyo, un non-événement, voire un désagrément. Eh bien non, cette fuite est art, et en tant qu'art, nous la respectons. »[1] Le même article qualifie l’exposition de « Platon sous kétamine » pour ne pas utiliser un autre mot qui viole littéralement le monde des idées. Dans un sens, ce rien est quand même plein de contenu.  
Cas 2.
Du rien vers une des machines les plus compliquées. Un exploit scientifique, d’ailleurs… La Cloaca. Wim Delvoye, en 2000  fait sa première machine à caca et jusqu’à maintenant il y a huit versions : Original, Improved, Turbo, Quattro, N°5[2], Personnal, Super Mini, Travel Kit, Professional et Faeces. Cette machine construite en étroite collaboration avec des scientifiques reproduit le système digestif humain, est alimentée avec de la vraie nourriture et produit des excréments vendus à mile dollars. En 2003, à Lyon, la machine a consommé les plats des meilleurs chefs étoilés[3].   « Cloaca, selon son créateur même, a été conçue pour être inutile, nuisible au besoin, coûter très cher et rapporter beaucoup : « J'ai d'abord eu l'idée de faire une machine nulle, seule, avant de concevoir une machine à faire du caca » et « j'ai cherché un truc compliqué, difficile à faire, et cher, et qui ne mène à rien » »[4]
Ces deux illustrations questionnent la contemporanéité sous tous ses aspects et on se demande si « la vérité et la beauté, grâce à leur indestructible vitalité, luttent et remontent victorieusement à la surface. » (Schiller, p. 108) Ou, peut être, la vérité et la beauté ont pris une autre forme ? Ou, la vérité était toujours celle-ci, c’est juste que l’humain voulait élever sa nature si… machine à caca… vers des dimensions beaucoup plus élevées.  Vers la Beauté et vers la Vérité. En tant qu’artiste peintre moi-même, je crois que le commentaire s’impose : j’admire ces deux œuvres et leurs auteurs. Mais, il y a aussi une question : que effet ont-elles sur le public, surtout sur le jeune ? Et il ne faut pas oublier de considérer qu’avec ces deux œuvres d’art on questionne aussi le rôle de l’État dans ce genre d’esthétique. En effet, l’art contemporain est nommé aussi le « finantial art » parrainé et supporté par le ministère de la culture (l’État). Donc, on se sépare de Platon, de l’interprétation faite à ses écrits, de l’« Art as  idea as idea » pour arriver à une politisation du vrai et du beau. On est plein dedans le partage du sensible.
Mais revenons vers Schiller et son Éducation esthétique : pour lui il y a des artistes et des artistes. Il en a qui créent une illusion et d’autres « l’artiste en pédagogie et en politique qui fait de l’homme à la fois sa matière et sa fin » (p. 86). L’artiste en pédagogie fait penser immédiatement aux professeurs des écoles de Beaux-Arts, mais  nous sommes dans un autre domaine. Dans le domaine de l’art actuel où l’artiste le plus vu est pédagogue malgré lui et homme d’état aussi (volens nolens ou… volens tout court ?). Mes deux artistes, institués par le musée et comme hommes d’État devraient «s’approcher de sa matière avec une déférence tout autre que celle dont l’artiste fait montre à l’égard de la sienne ; ce n’est pas seulement subjectivement et pour un effet d’illusion sensible, c’est objectivement et par souci de l’être intérieur qu’il doit ménager sa particularité spécifique et sa personnalité » (Schiller, p. 86)  Être matière et fin de l’œuvre d’art. Être sujet et objet. Pour Tino Sehgal, l’objet, l’humain-œuvre est matière à travailler, qui travaille et est le sujet-spectateur. La fin et la matière sont le sujet. Wim Delvoye, peut-être ne va pas si loin mais sa métaphore sur l’humain est très éloquente. D’une part, l’humain est pris à ce qu’il est : une machine biologique. Un tuyau qui fonctionne dans sa mécanique parfaite, belle dans sa nature, sans une autre fin que celle d’être. De l’autre part, c’est aussi une métaphore sur comment fonctionne le monde au niveau informationnel. Des belles choses pénètrent les esprits, mais  un esprit non éduqué produit… ce que produit Cloaca. Ou,  le consomme comme marchandise. « Un truc compliqué, difficile à faire, et cher, et qui ne mène à rien » sauf vers une confrontation avec la réalité qu’on refuse voir. « L’art, comme la science, est affranchi de toutes les contraintes positives et de toutes les conventions introduites par les hommes ; l’un et l’autre jouissent d’une immunité absolue à l’égard de l’arbitraire humain. Le législateur politique peut interdire leur domaine ; il ne peut y régner. Il peut proscrire l’ami de la vérité ; la vérité demeure. Il peut humilier l’artiste ; il ne peut adultérer l’art. » (Schiller, p. 108) Dans ce cas, il y bel et bien adultération.  L’œuvre se veut être une critique et dénonce le système, mais tout en fonctionnant à son intérieur.  
Donc, l’œuvre d’art a toujours existé au-delà de la beauté, de l’esthétique. Elle est inscrite aussi dans l’histoire et utilisé à certains fins. Éclairer l’analphabète médiéval sur les feux de l’enfer, montrer la révolution aux futurs adeptes. L’art a été aussi instrument des régimes totalitaires comme « le seul art politique efficace et convaincant » (Baqué, p. 10), injonctif, prescriptif, enthousiaste, lisible, illustratif. L’art est politique qu’on le veuille ou non. Il a un pouvoir de transmission et d’interrogation.  Et de formation. Exemple : dans le cours « Approches multiréférentielle des situations éducatives », Lesourd évoque la « pratique formatrice muséale et histoire de vie » où le « musée favorise l’autonomie du regard » (Coppey, p. 78 in Lesourd, p.4) avec de la réappropriation de la mémoire, curiosité « de savoirs jusque-là mis de côté car appartenant à la culture savante » (Lesourd, p. 4).  Alors, imaginons-nous ce groupe d’élèves venant des milieux défavorisés devant « Cloaca » : pourront-ils voir la métaphore ou seulement la plaisanterie ? Cet art prend un peu trop de responsabilités.  L’art formatif entre dans une catégorie du partage du sensible et même si on est loin de régimes totalitaires où l’art enseigne et illustre directement (il est conçu pour ça), l’art a sa « teneur en vérité » et les images ont aussi « leur destination : des usages auxquelles elles servent et des effets qu’elles induisent ». (Rancière, p.27) L’art de nos jours s‘inscrit dans une politique et lui sert tout en (s)’aliénant.
Cela m’envoie directement vers la réification et l’aliénation. Concept assez flou d’ailleurs, la réification, mais si on le prend dans son sens primitif de « chosification », dans le monde de la création artistique… c’est un peu ça : le talent, l’expérience, la vision, le travail, l’inspiration de l’artiste peintre devient objet. Pire : objet de consommation. Donc  il y a tout un processus si sublime qui se réifie ! Mais, il y a aussi une réification à travers cet objet (d’art) puisqu’il est instrument de transmission et d’éducation. Selon Lukacs dans Tertulian il y a une « vocation désalinéante de l’activité esthétique » et « c’est en interrogeant la spécificité de l’activité esthétique dans son grand traité d’Esthétique que Lukacs a été amené à faire valoir la vocation de l’art à dissoudre les « fétiches » qui figent la conscience au niveau de la praxis quotidienne : la mission déréfiante et désaliénante de l’art s’exprimerait dans le fait que « les sens deviennent (…) dans leur praxis des théoriciens » selon la formule du jeune Marx, en s’émancipant de l’assujettissement aliénant au principe de l’avoir (das Haben) au nom de l’épanouissement du principe de l’être (das Sein). »[5] Est-ce que cet appareil/œuvre d’art réifie ? Aliène ? Le sujet, l’homme est réifié directement puisque présenté dans toute sa « splendeur » naturelle, un tuyau, quoi. Mais il y a une réification du tiers qui est supposé d’être émancipé, désaliéné. Ou il n’y a pas. Mais il y a capitalisme, la marchandise, les biens échangeables, vendables, l’État bureaucratique, la société bourgeoise, etc. Le fait d’acheter un bout d’excrément dument emballé et étiqueté à mille dollars, me réifie ? M’aliène ? Ou aliène l’art en général ?
Qu’est-ce que je peux conclure de cette course que je viens de faire à travers les siècles, les auteurs et quelques œuvres ? Rien. C’est un sujet à approfondir et cette « Cloaca » mérite une thèse qui la décortiquera sous tous ses aspects sociologiques, philosophiques, esthétiques. On vit, apparemment, une décadence de l’art due au capitalisme (Mavrakis) et il y a bel et bien aliénation et émancipation en même temps. Au point de croire que les deux n’existent plus. Je ne sais pas si c’est mieux de chasser les « poètes » car charlatans ou, au contraire, leur prêter plus d’attention. Car il y a toujours de la vérité dans l’œuvre d’art. Le trajet a fini par me mener vers l’aliénation et l’émancipation et, je dois l’avouer, j’aurais préféré arriver au beau tout simplement. Le beau sans concept, le contemplatif, celui du non-savoir - comme le dit Bataille : "Je demeure dans l'intolérable non-savoir, qui n'a d'autre issue que l'extase elle-même" (p. 25) Sans fin. Derrida dialogue avec Kant sur la définition du Beau en lui donnant une sans-fin et un sans-concept. La beauté pure est la beauté sauvage, non altérée par le concept, qui n’a pas de but, ni de fin.  « « Finalité sans fin », la locution est aussi fanée que « plaisir désintéressé », elle n’en reste pas moins énigmatique. Elle semble vouloir dire ceci : tout dans la tulipe, dans sa forme, semble organisé en vue d’une fin. Tout y semble finalisé, comme pour répondre à un dessein (…), et pourtant à cette visée d’un but, le bout manque. L’expérience de ce manque absolu de bout  viendrait à provoquer le sentiment du beau, son « plaisir désintéressé ». » (p. 97) Si l’art, ou au moins certaines de ses formes ne s’appuient que sur la beauté (qui sauvera le monde ou le métamorphosera, au moins), l’art ne servirait à rien. Mais, plus loin, « Sans finalité, pas de beauté. Mais non davantage si une fin devait déterminer cette beauté » (Derrida, p. 99) Est-ce que la Cloaca est belle ? Il faudrait, d’abord, déterminer ce que c’est la beauté, mais, dans un sens, oui, c’est un bel appareil qui embrasse l’esthétique de son siècle – tuyaux et vases. On préfèrerait – ou pas – avoir des tulipes dans les vases ou des tuyaux, de la beauté pure, celle du non-savoir.  « Il n’existe pas de science du beau, mais seulement une critique du beau » (Kant, §44, Des beaux-arts. In Derrida, p.102) On peut beau jouer en juges du beau, mais finalement c’est la vérité qu’importe. Et le regard contemplatif sur l’art c’est métamorphosé en une sorte d’effort cognitif.
En plus, il ne faut pas oublier que c’est un artiste qui écrit ici. Un peintre pour qui c’est la sensation, la praxis et l’expérience qui comptent le plus : "La différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l'expérience, l'énoncé n'est rien, sinon un moyen et même, autant qu'un moyen, un obstacle; ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent." (Bataille p. 25)

BIBLIOGRAPHIE


·       l’ABCdaire de l’Art contemporain, Flammarion
·       Agamben, G., Bartleby ou la création, Circé, 2014
·       Anzieu, D., Le corps de l’œuvre, Editions Gallimard, 1981
·       Bataille, G., L’expérience intérieure, Gallimard, 1943 
·       Becker, H. S., Les mondes de l'art, Champs arts, 1982
·       Collectif, Esthétique et philosophie de l’art, De Boeck, 2014
·       Chalumeau, J.-L., Les théories de l’art, Vuibert,
·       Derrida,  La vérité en peinture, Champs Essais, 1978
·       Green, A., Le travail du négatif, Les éditions de minuit, 1993
·       Green, A., Le temps éclaté, Les éditions de minuit, 2000
·       Green, A., La diachronie en psychanalyse, Les éditions de minuit, 2000
·       Jouannais, J.-Y., Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Verticales, 1997
·       Heidegger, M., Questions I et II, Gallimard, 1968
·       Heidegger, M., De l’origine de l’œuvre d’art, 1935, édition numérique
·       de Kerros, A., L’imposture de l’art contemporain. Une utopie financière, Eyrolles, 2016
·       Lacoste, J., La philosophie de l’art, PUF, 1981
·       Laplanche, J., Pontalis, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967
·       Le Petit Robert 1990
·       Lesourd, F., L’homme en transition, Economica Anthropos, 2009
·       Maldiney, H., L’art, l’eclair de l’être, Editions du cerf, 2012
·       Merleau-Ponty, M., L’œil et l’esprit, Folio Gallimard, 1964
·       Platon, Le Banquet, Librio
·       Platon, La république, édition numérique
·       Rancière, J., Le partage du sensible, La fabrique éditions, 2000
·       Ryckmans, P., Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère, Plon, 2007


·       http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0507291148.html (consulté le 21 décembre)
·      https://www.facebook.com/nicole.esterolle/posts/868498213280562 (publié le 12 octobre 2016)

·      Nicolas Tertulian, « Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács- Heidegger », Actuel Marx 2006/1 (n° 39), p. 29-53.
DOI 10.3917/amx.039.0029
·      Christian Lazzeri, « Réification et reconnaissance. Une discussion avec Axel Honneth
·      », Revue du MAUSS 2011/2 (n° 38), p. 259-285.
DOI 10.3917/rdm.038.0259
·      Stéphane Haber, « Réification et inauthenticité », Philosophique [En ligne], 9 | 2006, mis en ligne le 06 avril 2012, consulté le 06 janvier 2017. URL : http://philosophique.revues.org/107 ;; DOI : 10.4000/philosophique.107



[2] Comme tous ces titres qui rappellent les logotypes de certaines grandes marques, la Cloaca N° 5 révèle d’un sens de l’humour  qui en parle beaucoup.
[5] Nicolas Tertulian, « Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács- Heidegger », Actuel Marx 2006/1 (n° 39), p. 29-53.
DOI 10.3917/amx.039.0029

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