Texte égoïste improvisé

Sur Deleuze et Co.

Antécédents (ordre chronologique)

Deleuze (mars 2017 - …)

Avant que l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis déménage à Saint-Denis,  Gilles Deleuze, philosophe français, donnait des cours tous les mardis matins. Il pensait à haute voix, c’est dit sur le site de l’université[1] qui rassemble ces enregistrements audio et leur retranscription.  Il s’agissait de créer des concepts et la peinture a eu droit à 8 sessions en total, en 1981.  Finalement j’ai préféré travailler  avec des vidéos disponibles sur You tube et rassemblés sur un site privé[2]. Les huit séances représentent autour de seize heures d’archives audio et pour être sincère, je n’ai pas pu finir d’écouter tout. J’ai un problème d’attention auditive qui fait qu’un discours qui n’est pas accompagnée de son image synchrone devient une sorte de bruit de fond… En plus, je n’ai jamais pu passer de quelques phrases de la première séance qui ont posé tout simplement l’idée autour de laquelle je travaille. J’ai fait comme le dit Deleuze : « j’ai tout simplement choisi le thème qui m’intéressait[3] » et j’ai essayé de trouver une réponse à la question qui est apparue  en l’écoutant.
Cet essai n'est plus qu'un dialogue avec un Deleuze à Paris 8 d'y il y a 30 ans et une artiste qui se pose les mêmes questions. C'est quoi peindre? C'est quoi l'acte de peindre? D'où germe tout ça ? De quelle catastrophe sort la création? Ou de quel néant ? Il y a plusieurs légendes sur des musiciens qui ont fait un pacte avec le diable ou qui ont donné un bout de leur âme pour cette mélodie qui va au-delà de la perfection. Ce n'est pas gratuit: le mystère de la création reste toujours ça - un mystère et on ne finit pas de se poser des questions  là dessus. D'où ça vient et comment. D’une manière ou d’une autre Deleuze finit par lier l’acte de peindre, l’acte de créer (peut-être j’extrapole un peu) à une catastrophe. A une catastrophe fondamentale. Liée à la naissance de la couleur ! Selon mes notes, « la catastrophe dans l’acte de peindre n’est pas la catastrophe. La peinture, l’acte de peindre passe la catastrophe. ». Par le chaos. Chaos qui devient plus loin chaos-germe. J’aime beaucoup cette théorie-hypothèse : elle correspond tellement à des théories créationnelles ! Le Chaos grec qui a donné naissance au monde et même aux dieux. En sciences, le chaos n’a pas vraiment un rôle de création, c’est une théorie qui  pose plutôt un principe du fortuit : « Quand une infime variation dans le temps présent apporte une différence tangible dans l’état d’un système, la condition de ce système est dès lors défini comme étant instable et rend impossible toute prédiction des évènements futurs.» (James Clerk Maxwell[4]) Cette théorie aussi pourrait trouvait une place dans la création picturale, mais se situant carrément du côté du non-savoir, de ce non-savoir qui accompagne l’artiste… C’est aussi comme le dit Deleuze : « Les peintres font toujours semblant de ne rien savoir » même si Cézanne[5] avance un postulat qui pose d’une certaine manière les étapes de la création :
1.     chaos / abyme
2.     catastrophe
Le premier pas correspond à un « je ne vois rien » pré-pictural que je traduirais volontiers par un « je ne sais pas »… Puis, quelque chose sort…

Ainsi, à partir de ces idées de Deleuze je pourrais finir ma note d’investigation – le chaos et la catastrophe peuvent remplacer le vide ou venir juste après – il s’agit toujours d’un moment de « la virginité du monde, du monde avant le monde ». Mais ce n’est pas ça qui m’intéresse.
En effet, il y a deux choses qui n’arrêtent pas de résonner dans ma tête : le ton sur lequel Deleuze pose une certaine question et une chose qu’il ne comprend pas. « Mais qu’est-ce que c’est peindre ? Qu’est-ce que c’est l’acte de peindre ? »[6] et puis, il parle encore de Sézanne[7] et le cite « je ne fais qu’un avec mon tableau ». Là, Deleuze ne comprend pas et le dit. Ma pensée immédiate ? Bien sûr qu’il ne sait pas, bien sûr qu’il ne comprend pas – il ne peint pas ! Il ne sait pas. Il se situe dans un autre type de non-savoir, pas celui du peintre qui ne sait pas rationnellement parce qu’il pense autrement, mais un non-savoir du philosophe qui n’a pas vécu cette expérience de création picturale.
Avec ces trois petites phrases qui n’arrêtent pas de retentir et de brouiller le reste des séances je finis par me poser une question. Pourquoi nous, les artistes, on est incapables de parler de notre art, de notre travail ? Il y a quelques-uns qui le peuvent, mais la plupart finissent par s’élaborer une sorte de discours qui satisfait des curiosités. Le travail théorique essentiel  et sérieux sur l’art et la création est fourni par des philosophes, par des théoriciens. Pourquoi notre travail est expliqué par des personnes qui ne le voient que de l’extérieur sans avoir été au cœur physique (ou psychique) du problème ?

Parlons sur l’acte de créer (13 mai 2017)

Avec toutes ces interrogations, je profite de mon exposition que j’ai faite au mois de mai dans une galerie de Quito[8] et j’organise une sorte de forum-débat. L’idée, et la pratique courante est que l’artiste parle de lui-même, de son œuvre  et de cette exposition en particulier. J’ai tenté une expérience : je n’ai invité que d’autres artistes et j’ai nommé l’événement « Parlons sur l’acte de créer »[9]. Ce « parlons » inaugural invite à la discussion et l’idée était d’essayer de répondre à la question de Deleuze. Mais qu’est-ce que c’est ce fameux acte? On n’a pas eu de réponses.
Une discussion de presque trois heures entre dix personnes,- dix artistes : peintres, sculpteurs, graveur, musicien, céramiste, photographe, une dame qui fait des installations et galeriste – on aurait pu résoudre tous les mystères ! Mais, à la fin, on a parlé de qu’est-ce c’est d’être artiste en pratique : les difficultés, les espaces (qu’il n’y pas, pas assez ou mal faits), les finances, etc. La création on ne touche pas, on n’en, parle pas, on dirait que tout ce qu’on sait faire, c’est… la faire, cette création ! Ou c’est elle qui nous fait ? Enfin, on dirait qu’on a d’autres chats à fouetter que de théoriser profondément…

"​Le dormeur du Val​"​ Arthur RIMBAUD (9 avril 2016)

Cette première semaine de juin, je trouve parmi mes « merveilles » un papier plié en quatre. En le dépliant, je découvre un petit poème de Rimbaud, « Le dormeur du val » couvert de petites notes. Comment oublier ?! C’était le premier séminaire « Interlectures » auquel j’ai assisté. Ces séminaires organisés à Lyon par Bruno Gelas, professeur de littérature française, Géraud Manhes, professeur de philosophie, Nicole Oury psychanalyste et Jean-Claude Rolland, psychanalyste et leur présentation, dans un vrai esprit multiréférentiel, est parlante :
« Chaque séance est consacrée à l’étude d’un texte introduit par deux des organisateurs du séminaire et discutée par un troisième, avant de se poursuivre par un débat avec tous les participants. Il s'agit d'ouvrir et de parcourir l'espace de travail qu'engagent, chacune avec ses outils propres, des lectures se référant à la pratique psychanalytique, à l'analyse philosophique ou littéraire et à l'écoute poétique. »[10] 
Donc, cet avril 2016 j’ai la chance d’être en France et j’assiste avec ma mère à ce séminaire. Je ne pourrais pas l’oublier : c’était impressionnant. C’était impressionnant le fait que je n’avais rien compris[11] des analyses  faites de ce beau poème. Je ne vois que le tableau Ophélie de Millais pendant que je le lis. Même s’il ne s’agit pas d’une belle fille noyée dans miroir d’eau et un lit de fleurs… C’est un soldat : « Il a deux trous rouges au côté droit. ». Il dort « dans son lit vert », lit vert qui sonne tellement comme « l’hiver ». « Tranquille ». Les glaïeuls dans lesquels, apparemment, il tient ses pieds sont des  glaïeuls d’eau ce que veut dire qu’il était à moitié dans l’eau !
Ce que je rapporte ici, à partir de mes pauvres notes, je ne suis pas sûre si c’est l’étude de  Jean-Claude Rolland ou de Bruno Gelas, mais ce que m’a frappé et n’arrête pas de m’étonner c’est que là où je ne voyais que esthétique et plaisir de la lecture il y avait tellement plus ! Je n’aurais jamais supposé que le « lit vert », « tranquille » et les « glaïeuls » signifient si clairement la mort. Elle ne m’est apparue qu’au moment des « deux trous rouges » et j’ai été très surprise. C’était trop beau tout pour que ça dure. Le moment inoubliable : la « t » finale du dernier mot du dernier vers du poème signifie la mort à elle seule ! Fascinant.
La question : est-ce que Rimbaud pensait le même ? Est-ce qu’il avait prévu tout ça ? En tant qu’artiste (pas poète)  je dirais que non. Je dirais qu’il a joué tout simplement sur le contraste – la beauté suivi par une coupure brutale. Une sorte de beauté sereine et idyllique trouée à la fin. Surprise !                                                                         

Qu’apporte l’art ?  (6 juin 2017)


L’Alliance Française de Quito a organisé mardi dernier un séminaire[12] qui portait comme titre « Qu’apporte l’art ? ». L’invitation a été faite par deux professeurs de philosophie  de l’Université Catholique de Quito : Stéphane Vinolo[13], Dennis Schutijser et un invité, David Guzmán. Le principe était le même que celui d’Interlectures : chacun donne un point de vue, présente une thèse ou défend une idée et puis on discute. Salle pleine et mes notes extrêmement pauvres – en ce moment j’étais en train de résoudre cet écrit. Je l’avais solutionné ! Ils ont parlé de Kant  («générer un  regard d’intérêt désintéressé »), de Platon (c’est là que tout commence), de Derrida et son « parergon » dans « La vérité en peinture ». L’art apporte même à la politique, à la publicité, au marché, à l’économie. L’art est dans le regard de celui le regarde – c’est le spectateur qui rend l’art art. Le regard et le parergon. Le parergon, d’après Derrida est le cadre et c’est cadre (en tant qu’environnement) qui donne le statut d’art à un objet quelconque. L’exemple parfait est « La fontaine » de Duchamp – un urinoir renversé, signé, posé sur un socle et dans un musée. Il ne devient art que dans le musée. Autrement, il n’est qu’un objet parmi d’autres.  
La question qui ne me laisse pas : si l’art ne devient l’art que dans le regard d’autrui, l’œuvre  qui n’a pas encore rencontré ce regard est-elle de l’art ? L’œuvre  qui est dans mon atelier et que personne l’a vu : est-elle de l’art ou non ?
Deuxième question: salle pleine, le débat a duré presque deux heures, mais il n’y avait pas d’artistes. Il n’y pas eu d’autres artistes pour poser des questions. Je veux dire d’autres que moi et mon mari le sculpteur. La grande majorité était formée par des étudiants en philosophie. Un mathématicien et statisticien. Et d’autres qui ne se sont pas identifiés. Mais personne qui défende l’idée de l’art de point de vue de l’artiste…

Conclusions /Questions

Donc, voilà, nous l’avons à Deleuze qui décrit presque le processus de créer, des artistes qui parlent de tout sauf de la création elle-même,  une inter-lecture extrêmement approfondie d’un poème et des philosophes qui veulent dialoguer sur l’art, mais ils n’ont pas des artistes pour les accompagner…
J’avais posé la question à quelques collègues  « pourquoi il y toujours d’autres qui parlent à notre place ? A quoi se doit notre mutisme ? » J’ose dire : je-m’en-fichisme. Ça nous convient ? Ou on ne peut pas autrement ? On fait semblant, comme le dit Deleuze ?
En recherchant sur l’internet des informations sur les séminaires « Interlectures » et sur ses organisateurs je tombe sur le titre d’un livre écrit par Jean-Claude Roland : « Avant d’être celui qui parle ». Qu’est-ce que ça veut dire « avant d'être celui qui parle » ? C’est l’infans, l’être en détresse, dépendant pour lequel l'adulte présuppose et traduit, à qui on lui attribue un sens et des désirs. Tout comme le philosophe traduit l'artiste.  L'artiste est muet comme l'infans.
Mais qu’est que l’infans au juste ? Je sais que c’est un concept introduit par Ferenczi mais les dictionnaires de psychanalyse sont à peu près muets. Dans l’infans. Terme inexistant  chez Laplanche et Pontalis, chez Roudinesco et Plon et pas mentionné dans le dictionnaire produit sous la direction de Chemama. La grosse brique « Psychanalyse » de de Mijolla et de Mijolla-Mellor sauve un peu la situation dans un sous chapitre nommé « Lacan et le stade du miroir » - il s’agit de l’identification et « l’infans, car c’est ainsi que Lacan désigne l’enfant avant qu’il n’ait acquis l’usage de la parole, se vit du fait de sa prématuration comme un corps « morcelé » et n’est pas capable de se différencier du corps de sa mère. » (p. 405) Note rapide sur le bord de la page en entourant le mot « mère » : l’œuvre. On n’est pas capable de nous différentier de notre œuvre ? On ne fait qu’un ? A Deleuze ça l’étonnerait, peut-être, à moi pas trop… Enfin, je ne m’aventurerais pas à émettre ce genre d’hypothèses par manque de connaissances plus approfondies, mais l’expérience et mon bon sens me poussent par là. On n’arrive pas trop en parler de notre création parce qu’elle nous habite trop et on ne peut pas se séparer et se différentier. Quoique c’est difficile de savoir si c’est elle qui nous habite ou c’est nous qui l’habitons.
Des définitions plus claires c’est Joëlle Strauser qui me les donne dans son article « L’infantile en nous : résistance des Limbes » :
« Infans : il ne parle pas, il ne comprend pas ce qu’il dit, il n’a pas de capacité juridique, il est irresponsable, il ne sait pas se tenir…: avant même l’invention des limbes, l’infans est voué à une sorte de « non-lieu » social. Il n’a pas voix au chapitre ni droit à la parole. Ce sera pour plus tard : quand « il » aura cessé d’être « enfant ». Autrement dit ce ne sera jamais pour l’enfant : celui qui, enfin, « fari potest » a cessé d’être « infans ». L’enfant est voué à disparaître, à céder la place à celui qui peut parler, qui peut comprendre ce qu’il dit. Faute d’avoir eu la parole, l’infans est à jamais relégué. Refoulé ? » (p. 3)
Il ne s’agit pas seulement d’une prématuration psychique, c’est tout simplement un terme légal de l’époque romaine. Un « muet » sans droits et qui a besoin de tutelle. La fin de cette citation est belle et un peu inquiétante aussi : « l’infans est à jamais relégué » - n’est il important de garder une partie de ce mutisme ? Mutisme qui n’est pas absolu quand même. Plus loin : « Si l’infantile en nous ne parle pas, ou plutôt, s’il ne comprend pas ce qu’il dit, il cause sans doute, en un double sens : il papote et il produit des effets. Sans savoir si cela produira des effets, il faut poursuivre le papotage… » L’infantile en nous survit toujours, plus ou moins étouffé et si on continue avec mon hypothèse où j’identifie l’artiste à un infans… oui, il papote, il « parle », il s’exprime. Il est tout simplement loin du verbe. Ou en train de faire des efforts pour s’approcher d’une sorte de dicible comme le dit Piera Aulagnier. Personnellement, je me sens maintenant dans une étape de passage de l’infans vers l’enfant où «la psyché va conjointement acquérir les premiers rudiments du langage et une nouvelle « fonction » : il en résultera  la constitution d’un troisième lieu psychique dans lequel tout existant devra acquérir le statut de « pensable », nécessaire à ce qu’il acquière l’attribut de dicible. Ce pensé-dicible peut se définir par le terme d’intelligible (…) » (Aulagnier, 1975, p. 70) Donc, oui, ce master me fait acquérir des rudiments du langage, mais… j’ai un peu peur de « tomber » dans un trop-dicible et que tout devienne pensable : j’ai besoin que ma pensée picturale demeure dans l’infans qui papote, car là ça produit plus d’effet. C’est plus vrai - réel. C’est du ravissement où la voix se perd[14].





Bibliographie

·       Aulagnier, P., La violence de l’interprétation, PUF, Paris, 1975
·       Chemama, sous dir., Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, Paris, 1993
·       Clément Girardi, « Hypothèses de non‑savoir », Acta fabula, vol. 16, n° 6, « "Vertus passives" : une anthropologie à contretemps », Septembre-octobre 2015, URL : http://www.fabula.org/acta/document9448.php, page consultée le 25 mars 2017.
·       de Mijolla, A., de Mijolla-Mellor, S., sous dir., Psychanalyse, PUF, Paris 1996
·       Derrida, J., La vérité en peinture, Flammarion, 1978
·      Jean-Luc Donnet, « Le « devenir signifiant ». Lecture de Avant d'être celui qui parle de Jean-Claude Rolland », Revue française de psychanalyse 2007/4 (Vol. 71),
p. 1223-1230.
DOI 10.3917/rfp.714.1223
·       Joëlle Strauser, « L’infantile en nous : résistance des Limbes », Le Portique [En ligne], 21 | 2008, mis en ligne le 05 juin 2010, consulté le 11 juin 2017. URL : http://leportique.revues.org/1723
·       Massin, M., Les figures de ravissement, Grasset, 2001
·       Laplanche, J., Pontalis, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1967
·       Roudinesco, E., Plon, M., Dictionnaire de la psychanalyse, La Pochothèque, 1997

Sitographie


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[3] Toutes les citations du cours de Deleuze sont rapportées de mémoire.
[5] Je crois que Deleuze cite là à Gasquet qui a écrit un témoignage sur la vie de Sézanne. Témoignage réel, car il connu l’artiste. 
[6] De mémoire
[7] Il me semble, si la mémoire ne me trompe pas, qu’il citait à Cézanne – mais ça n’a aucune importance.
[11] J’avais compris encore moins en janvier 2017 pendant le séminaire Le Nebenmensch de Freud.
[14] Massin, M., Les figures de ravissement (p. 9)

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