Journal

Alors, pourquoi un journal? 

Je ne suis pas très douée pour l'écriture, mais je trouve souvent des gens qui mettent par écrit mes pensées, les formulent...

Voici un texte de Martin de la Soudière sur  Lourau et son "Le Journal de recherche. Matériaux d'une théorie de l'implication"

Toute création — artistique, littéraire, ou scientifique — souvent s'exprime aussi sur un mode mineur, à travers rushes, esquisses, maquettes, journaux intimes qui, comparés à l'œuvre proprement dite, en disent à la fois moins et davantage, mais surtout autre chose. Les carnets de Léonard, les lettres de Vincent à son frère en sont des exemples. Ils valent en soi. Mais il faut reconnaître que parfois ils n'intéressent que du fait de la notoriété de leur auteur. Ainsi, récemment, un article du Monde regrettait-il la dérive paresseuse saisissant aujourd'hui les romanciers, de plus en plus attirés par la forme du journal, et opposait-il fiction et témoignage. Vieux débat que cette question de la place du vécu de l'artiste ou de l'écrivain. « Le moi est haïssable », disait Pascal et, après lui, un Nietzsche déniait tout intérêt à l'analyse de la genèse des œuvres, de leur « fumier », écrivait-il. Nouveau mode d'expression ou facilité d'écrivain, cette mise en scène du « je » peut devenir subversion chez les chercheurs en sciences sociales, contraints au principe d'objectivation et de distanciation d'avec leur objet. Voici quinze auteurs, toutes disciplines confondues, passés par René Lourau au crible d'une question, véritable fil rouge de la lecture qu'il nous en propose : celle du rapport entre le texte définitif et le journal de recherche, entre « texte » et « hors-texte ». Lourau, on connaît : c'est Le Gai savoir des sociologues1 , livre décapant qui, à travers une descente dans l'arrière-boutique, ou mieux, les arcanes de la recherche, nous disait comme l'enfant du conte : « Le roi est nu ! » S 'attachant à dévoiler 1'« implication » inhérente à toute pratique de recherche (prise dans les innombrables rets de l'air du temps, des séductions et contraintes des organismes commanditaires), il change ici de terrain, cherchant moins à la démystifier qu'à mettre le doigt sur le rapport nécessaire qui unit l'œuvre achevée à l'œuvre en train de se faire. Que nous dit celle-ci de celle-là ?Sont proposés à notre réflexion douze journaux aux statuts fort divers : journaux de romancier (Gide), de philosophe (Wittgenstein), de psychanalyste (Ferenczi), d'ethnologues (Michel Leiris, Malinowski, M. Mead, Georges Condominas, Jeanne Favret-Saada), et de sociologues (P. Bernoux, J.-P. Goux, Edgar Morin, les chercheuses du CERFI) ; parus avant (Condominas), après (Malinowski), ou avec (Goux, le CERFI) le « texte » ; écrits seul, ou à plusieurs. C'est dire l'hétérogénéité apparente du corpus. Mais, et c'est précisément là une des hypothèses de Lourau, un même processus est à l'œuvre dans tout journal de recherche : l'implication. « Chaque cas particulier », écrit-il, « loin d'être réductible à l'idiosyncrasie plus ou moins névropathe d'un auteur bizarre et exceptionnel, se rapporte en réalité à tout un courant qui, soit par les journaux, soit par l'autobiographie, soit, par l'observation questionnante, participe à l'élaboration d'une nouvelle méthodologie en sciences sociales » (p. 148). L'implication est un peu comme la prose de monsieur Jourdain : écrivain ou chercheur la pratique sans le savoir. Et c'est tout le mérite de Georges Devereux de l'avoir hissée au rang de méthode à travers ses réflexions sur le contre-transfert dans la relation d'enquête. Ici, plus qu'un énième cas de figure du rapport de la vie et de l'œuvre, c'est un de ses modes d'expression originaux que nous montrent les journaux de recherche, les « diaristes » se livrant ainsi, en quelque sorte publiquement, à une autoanalyse, voire à une autocritique. Chacun s'impliquant à sa manière, chaque journal répond à une intention dominante. Malinowski confesse ce qui, secrètement, l'habite et que la science lui interdit de dire. Jeanne Favret détaille tous les moments de son enquête, de cécité et d'intuition, de doutes et de victoires. Si tous écrivent en marge — d'autres activités ou d'un autre registre — , la plupart le font en opposition à une instance, une norme ou un statut. Ainsi Gide en Afrique, ou Michel Leiris et sa fuite sans issue dans une Afrique qui le renvoie encore plus que Paris à ses propres contradictions. Manière, parfois, d'affirmer une sécession par rapport à un maître, comme Ferenczi avec l'analyse « mutuelle », la tenue d'un cahier de bord peut plus modestement servir à nourrir la recherche ou l'œuvre proprement dite, par les matériaux, notations, évocations et réflexions qu'il contient, constituant alors, comme le dit Lourau, le « contexte de justification » et non plus celui de la « découverte ». C'est alors l'observation participante de Bernoux et Motte en milieu ouvrier, ou l'entreprise des femmes du CERFI, soucieuses de « se situer dans la recherche elle-même », et dont l'écriture d'un « hors-texte » entraîna la modification de leur premier rapport de recherche. D'abord intégré à celui-ci, leur journal fut ensuite évincé de la publication définitive. Cette question de la publication du journal de terrain, les difficultés, hésitations et retards qu'elle rencontre2, montre bien tout ce qu'a de cryptique, voire d'« obscène », pour reprendre le terme de Lourau, autant que de subversif, ce type d'écrit et d'écriture. « Ce qui est en cause, c'est la crédibilité de l'institution scientifique et culturelle, le rapport entre le savoir et l'institution » (p. 246). Un jardin secret ne devient pas, sans risque, public. Mais l'auteur du Gai savoir des sociologues ne s'en tient pas à cette dénonciation et propose une psychologie ou une psychanalyse de la condition d'auteur (type « Malinowski par luimême ») : examinant l'un et l'autre registres, et faisant se répondre et interférer la personnalité de chaque auteur et ses conditions de travail, son essai pourrait se définir comme une phénoménologie de la création et de l'écriture. Ces journaux ainsi revisités brouillent nos clefs habituelles de lecture en ce sens qu'ils en arrivent à sembler plus importants que l'œuvre dont ils racontent la genèse, et qu'ils débordent et contaminent à la manière d'un double. Les doutes ou les souffrances qui les ponctuent et les habitent ne font que nous les rendre plus attachants encore. C'est, nous semble-t-il, le premier essai de ce genre sur ce type de matériau littéraire atypique qu'est le journal de recherche, ou mieux, « de travail ». Mais si Lourau prend parti pour l'implication, il ne se contente pas de la prôner tout uniment et de façon incantatoire, il la situe dans le climat intellectuel d'aujourd'hui : « La pratique et la relative diffusion du ' hors-texte ' prouve que le débordement intimiste n'est pas sans rapport avec la perte de légitimité du discours scientifique » (p. 25). Débordement qui se manifeste aussi par la fortune que connaissent depuis quelques années les « histoires de vie » : « La curiosité pour les ' vies ', de surannée, devient la modernité même. Le ' moi ' recolle les morceaux séparés par les sciences humaines [...] S'agit-il d'une agonie ou d'une germination ? Philippe Lejeune affiche une belle euphorie. Selon lui, l'avenir pourrait bien être à l'engrangement de journaux intimes non publiés4. » Cela dit, Lourau lui-même nous met en garde contre les dangers de la « sur implication ». Il n'en reste pas moins que cette auto-analyse semble être une exigence de plus en plus partagée par les ethnologues et sociologues qui trouvent chez des auteurs comme Edgar Morin, Pierre Sansot ou Tobie Nathan autant de modèles {cf. , tout récemment encore, l'utilisation de son histoire personnelle par Nicole Lapierre)5. Lourau est un lecteur attentif et scrupuleux : l'implication, il la démontre en la montrant cas par cas. Pouvait-il faire autrement ? C'est peut-être le point faible de son entreprise que d'avoir choisi un trop grand nombre d'auteurs et d'exemples. Nous voilà du même coup frustrés d'une réflexion plus approfondie sur la notion d'implication, supposée connue du lecteur. Mais le dernier chapitre, « Fragment du journal de ce livre » fait, non sans humour, oublier ce regret. S 'exposant lui-même comme s'exposent les « diaristes », il nous livre la face cachée de son propre travail, clin d'œil qui achève, s'il en était besoin, de nous le rendre proche. Ce n'est pas si fréquent dans les ouvrages théoriques. 

Martin de la Soudière CNRS, Paris 

sur: http://www.persee.fr/docAsPDF/hom_0439-4216_1990_num_30_114_369270.pdf

Commentaires

Articles les plus consultés